Jean de la Fontaine
Une fable au hasard


 
La jeune Veuve

La perte d'un époux ne va point sans soupirs,
On fait beaucoup de bruit; et puis on se console :
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole,
          Le Temps ramène les plaisirs.
          Entre la veuve d'une année
          Et la veuve d'une journée
La différence est grande; on ne croirait jamais
          Que ce fût la même personne :
L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne;
C'est toujours même note et pareil entretien;
          On dit qu'on est inconsolable;
          On le dit, mais il n'en est rien,
          Comme on verra par cette fable,
          Ou plutôt par la vérité.          
          L'époux d'une jeune beauté
Partait pour l'autre monde. A ses côtés, sa femme
Lui criait: « Attends-moi, je te suis; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. »
          Le mari fait seul le voyage.
La belle avait un père, homme prudent et sage;
          Il laissa le torrent couler.
          A la fin, pour la consoler:
« Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
          Je ne dis pas que tout à l'heure
          Une condition meilleure
          Change en des noces ces transports;
Mais, après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
     Que le défunt. - Ah! dit-elle aussitôt,
          Un cloître est l'époux qu'il me faut. »
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
          Un mois de la sorte se passe; 
L'autre mois, on l'emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure
          Le deuil enfin sert de parure,
          En attendant d'autres atours;
          Toute la bande des amours
Revient au colombier; les jeux, les ris, la danse,
          Ont aussi leur tour à la fin :
          On se plonge soir et matin
          Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri;
Mais comme il ne parlait de rien à notre belle:
          « Où donc est le jeune mari
          Que vous m'avez promis? » dit-elle.

Livre VI, Fable XXI

envoyez vos commentaires pas encore de commentaire
version à imprimer dans une nouvelle fenêtre





   ·   contact  · les arbres · European trees · voyages · 1500chansons · 1600 poèmes
Cette page a mis 0.02 s. à s'exécuter -
Conception© 2006 - www.lespassions.fr