- Je chante dans ces vers les filles de Minée,
- Troupe aux arts de Pallas dès l'enfance adonnée,
- Et de qui le travail fit entrer en courroux
- Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
- Tout dieu veut aux humains se faire reconnaître :
- On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,
- Si dans les jours sacrés, autour de ses guérets,
- Il ne marche en triomphe à l'honneur de Cérès.
- La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle;
- Seules on vit trois sœurs condamner ce saint zèle.
- Alcithoé, l'aînée, ayant pris ses fuseaux,
- Dit aux autres : «Quoi donc ! toujours les dieux nouveaux !
- L'Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
- Ni l'an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
- Je ne dis rien des vœux dus aux travaux divers
- De ce dieu qui purgea de monstres l'univers :
- Mais à quoi sert Bacchus, qu'à causer des querelles ?
- Affaiblir les plus sains ? enlaidir les plus belles ?
- Souvent mener au Styx par de tristes chemins ?
- Et nous irions chômer la peste des humains
- Pour moi, j'ai résolu de poursuivre ma tâche.
- Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
- Ces mains n'en prendront point. Je suis encor d'avis
- Que nous rendions le temps moins long par des récits :
- Toutes trois, tour à tour, racontons quelque histoire.
- Je pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
- Du monarque des dieux les divers changements ;
- Mais, comme chacun sait tous ces événements,
- Disons ce que l'amour inspire à nos pareilles,
- Non toutefois qu'il faille, en contant ses merveilles,
- Accoutumer nos cœurs à goûter son poison ;
- Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison :
- Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent.»
- Alcithoé se tut, et ses sœurs applaudirent.
- Après quelques moments, haussant un peu la voix :
- «Dans Thèbes, reprit-elle, on conte qu'autrefois
- Deux jeunes cœurs s'aimaient d'une égale tendresse :
- Pirame, c'est l'amant, eut Thisbé pour maîtresse.
- Jamais couple ne fut si bien assorti qu'eux :
- L'un bien fait, l'autre belle, agréables tous deux,
- Tous deux dignes de plaire, ils s'aimèrent sans peine ;
- D'autant plus tôt épris, qu'une invincible haine
- Divisant leurs parents ces deux amants unit,
- Et concourut aux traits dont l'Amour se servit.
- Le hasard, non le choix, avait rendu voisines
- Leurs maisons, où régnaient ces guerres intestines :
- Ce fut un avantage à leurs désirs naissants.
- Le cours en commença par des jeux innocents :
- La première étincelle eut embrasé leur âme,
- Qu'ils ignoraient encor ce que c'était que flamme.
- Chacun favorisait leurs transports mutuels,
- Mais c'était à l'insu de leurs parents cruels.
- La défense est un charme : on dit qu'elle assaisonne
- Les plaisirs, et surtout ceux que l'amour nous donne.
- D'un des logis à l'autre, elle instruisit du moins
- Nos amants à se dire avec signes leurs soins.
- Ce léger réconfort ne les put satisfaire ;
- Il fallut recourir à quelque autre mystère.
- Un vieux mur entr'ouvert séparait leurs maisons ;
- Le temps avait miné ses antiques cloisons :
- Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause ;
- Les paroles passaient, mais c'était peu de chose.
- Se plaignant d'un tel sort, Pirame dit un jour :
- «Chère Thisbé, le Ciel veut qu'on s'aide en amour ;
- «Nous avons à nous voir une peine infinie :
- «Fuyons de nos parents l'injuste tyrannie.
- «J'en ai d'autres en Grèce ; ils se tiendront heureux
- «Que vous daignez chercher un asile chez eux ;
- «Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m'invite
- «A prendre le parti dont je vous sollicite.
- «C'est votre seul repos qui me le fait choisir,
- «Car je n'ose parler, hélas ! de mon désir.
- «Faut-il croire à votre sacrifice,
- «De crainte de vains bruits faut-il que je languisse ?
- «Ordonnez, j'y consens ; tout me semblera doux ;
- «Je vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.
- «- J'en pourrais dire autant, lui repartit l'Amante :
- «Votre amour étant pure, encor que véhémente,
- «Je vous suivrai partout ; notre commun repos
- «Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;
- «Tant que de ma vertu je serai satisfaite,
- «Je rirai des discours d'une langue indiscrète,
- «Et m'abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
- «Contente que je suis des soins de ma pudeur.»
- «Jugez ce que sentit Pirame à ces paroles,
- Je n'en fais point ici de peintures frivoles :
- Suppléez au peu d'art que le Ciel mit en moi ;
- Vous-mêmes peignez-vous cet amant hors de soi.
- «Demain, dit-il, il faut sortir avant l'Aurore ;
- «N'attendez point les traits que son char fait éclore.
- «Trouvez-vous aux degrés du Terme de Cérès ;
- «Là, nous nous attendrons ; le rivage est tout près,
- «Une barque est au bord ; les rameurs, le vent même.
- «Tout pour notre départ montre une hâte extrême ;
- «L'augure en est heureux, notre sort va changer ;
- «Et les dieux sont pour nous, si je sais bien juger.»
- Thisbé consent à tout ; elle en donne pour gage
- Deux baisers, par le mur arrêtés au passage,
- Heureux mur ! tu devais servir mieux leur désir :
- Ils n'obtinrent de toi qu'une ombre de plaisir.
- Le lendemain, Thisbé sort, et prévient Pirame ;
- L'impatience, hélas ! maîtresse de son âme,
- La fait arriver seule et sans guide aux degrés.
- L'ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
- Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
- D'un carnage récent sa gueule est toute teinte.
- Thisbé fuit ; et son voile, emporté par les airs,
- Source d'un sort cruel, tombe dans ces déserts.
- La lionne le voit, le souille, le déchire ;
- Et, l'ayant teint de sang, aux forêts se retire.
- Thisbé s'était cachée en un buisson épais.
- Pirame arrive, et voit ces vestiges tout frais :
- O dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines ;
- Il aperçoit le voile étendu dans ces plaines ;
- Il se lève ; et le sang, joint aux traces des pas,
- L'empêche de douter d'un funeste trépas.
- «Thisbé ! s'écria-t-il, Thisbé, je t'ai perdue !
- «Te voilà, par ma faute, aux Enfers descendue !
- «Je l'ai voulu : c'est moi qui suis le monstre affreux
- «Par qui tu t'en vas voir le séjour ténébreux :
- «Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres ;
- «Mais m'oserai-je à toi présenter chez les ombres ?
- «Jouis au moins du sang que je te vais offrir,
- «Malheureux de n'avoir qu'une mort à souffrir.»
- Il dit, et d'un poignard coupe aussitôt sa trame.
- Thisbé vient ; Thisbé voit tomber son cher Pirame.
- Que devint-elle aussi ? Tout lui manque à la fois,
- Le sens et les esprits, aussi bien que la voix.
- Elle revient enfin ; Clothon, pour l'amour d'elle,
- Laisse à Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
- Il ne regarde point la lumière des cieux ;
- Sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
- Il voudrait lui parler, sa langue est retenue :
- Il témoigne mourir content de l'avoir vue.
- Thisbé prend le poignard ; et, découvrant son sein :
- «Je n'accuserai point, dit-elle, ton dessein,
- «Bien moins encor l'erreur de ton âme alarmée :
- «Ce serait t'accuser de m'avoir trop aimée.
- «Je ne t'aime pas moins : tu vas voir que mon cœur
- «N'a, non plus que le tien, mérité son malheur.
- «Cher Amant ! reçois donc ce triste sacrifice.»
- Sa main et le poignard font alors leur office ;
- Elle tombe, et, tombant range ses vêtements :
- Dernier trait de pudeur même aux derniers moments.
- Les Nymphes d'alentour lui donnèrent des larmes,
- Et du sang des Amants teignirent par des charmes
- Le fruit d'un mûrier proche, et blanc jusqu'à ce jour,
- Eternel monument d'un si parfait amour.»
- Cette histoire attendrit les filles de Minée.
- L'une accusait l'Amant, l'autre la Destinée ;
- Et toute d'une voix conclurent que nos cœurs
- De cette passion devraient être vainqueurs :
- Elle meurt quelquefois avant qu'être contente ;
- L'est-elle, elle devient aussitôt languissante ;
- Sans l'hymen on n'en doit recueillir aucun fruit,
- Et cependant l'hymen est ce qui la détruit.
- Il y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,
- Poison le plus cruel dont l'âme soit saisie :
- Je n'en veux pour témoin que l'erreur de Procris.
- Alcithoé ma sœur, attachant vos esprits,
- Des tragiques amours vous a conté l'élite :
- Celles que je vais dire ont aussi leur mérite.
- J'accourcirai le temps, ainsi qu'elle, à mon tour.
- Peu s'en faut que Phébus ne partage le jour ;
- A ses rayons perçants opposons quelques voiles.
- Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles :
- Je veux que, sur la mienne, avant que d'être au soir,
- Un progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
- Cependant donnez-moi quelque heure de silence :
- Ne vous rebutez point de mon peu d'éloquence ;
- Souffrez-en les défauts, et songez seulement
- Au fruit qu'on peut tirer de cet événement.
- «Céphale aimait Procris ; il était aimé d'elle :
- Chacun se proposait leur hymen pour modèle.
- Ce qu'Amour fait sentir de piquant et de doux
- Comblait abondamment les vœux de ces Epoux.
- Ils ne s'aimaient que trop ! leurs soins et leur tendresse
- Approchaient des transports d'Amant et de Maîtresse.
- Le Ciel même envia cette félicité :
- Céphale eut à combattre une Divinité.
- Il était jeune et beau ; l'Aurore en fut charmée,
- N'étant pas à ces biens chez elle accoutumée.
- Nos belles cacheraient un pareil sentiment :
- Chez les Divinités on en use autrement.
- Celle-ci déclara ses pensers à Céphale ;
- Il eut beau lui parler de la foi conjugale :
- Les jeunes Déités qui n'ont qu'un vieil Epoux
- Ne se soumettent point à ces lois comme nous :
- La Déesse enleva ce Héros si fidèle.
- De modérer ces feux il pria l'Immortelle :
- Elle le fit ; l'amour devint simple amitié.
- «Retournez, dit l'Aurore, avec votre moitié ;
- «Je ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne :
- «Recevez seulement ces marques de la mienne.
- (C'était un javelot toujours sûr de ses coups.
- «Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous
- «Fera le désespoir de votre âme charmée,
- «Et vous aurez regret de l'avoir tant aimée.»
- Tout oracle est douteux, et porte un double sens :
- Celui-ci mit d'abord notre Epoux en suspens.
- «J'aurai regret aux vœux que j'ai formés pour elle !
- «Et comment ? n'est-ce point qu'elle m'est infidèle ?
- «Ah ! finissent mes jours plutôt que de le voir !
- «Eprouvons toutefois ce que peut son devoir. »
- Des Mages aussitôt consultant la science,
- D'un feint adolescent il prend la ressemblance,
- S'en va trouver Procris, élève jusqu'aux Cieux
- Ses beautés, qu'il soutient être dignes des Dieux ;
- Joint les pleurs aux soupirs, comme un Amant sait faire,
- Et ne peut s'éclaircir par cet art ordinaire.
- Il fallut recourir à ce qui porte coup,
- Aux présents : il offrit, donna, promit beaucoup,
- Promit tant, que Procris lui parut incertaine ;
- Toute chose a son prix. Voilà Céphale en peine :
- Il renonce aux cités, s'en va dans les forêts,
- Conte aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets,
- S'imagine en chassant dissiper son martyre.
- C'était pendant ces mois où le chaud qu'on respire
- Oblige d'implorer l'haleine des Zéphirs.
- «Doux Vents, s'écriait-il, prêtez-moi des soupirs !
- «Venez, légers Démons par qui nos champs fleurissent ;
- «Aure, fais-les venir ; je sais qu'ils t'obéissent :
- «Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer. »
- On l'entendit : on crut qu'il venait de nommer
Quelque objet de ses vœux, autre que son Epouse.
- Elle en est avertie ; et la voilà jalouse.
- Maint voisin charitable entretient ses ennuis.
- «Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits !
- «Il aime donc cette Aure, et me quitte pour elle ?
- «- Nous vous plaignons ; il l'aime, et sans cesse il l'appelle :
- «Les échos de ces lieux n'ont plus d'autres emplois
- «Que celui d'enseigner le nom d'Aure à nos bois ;
- «Dans tous les environs le nom d'Aure résonne.
- «Profitez d'un avis qu'en passant on vous donne :
- «L'intérêt qu'on y prend est de vous obliger. »
- Elle en profite, hélas ! et ne fait qu'y songer.
- Les Amants sont toujours de légère croyance.
- S'ils pouvaient conserver un rayon de prudence,
- (Je demande un grand point, la prudence en amours)
- Ils seraient aux rapports insensibles et sourds ;
- Notre Epouse ne fut l'une ni l'autre chose.
- Elle se lève un jour ; et lorsque tout repose,
- Que de l'aube au teint frais la charmante douceur
- Force tout au sommeil, hormis quelque chasseur,
- Elle cherche Céphale : un bois l'offre à sa vue.
- Il invoquait déjà cette Aure prétendue :
- «Viens me voir, disait-il, chère Déesse, accours !
- «Je n'en puis plus, je meurs ; fais que par ton secours
- «La peine que je sens se trouve soulagée. »
- L'épouse se prétend par ces mots outragée :
- Elle croit y trouver, non le sens qu'ils cachaient,
- Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient.
- O triste jalousie ! ô passion amère !
- Fille d'un fol amour, que l'erreur a pour mère !
- Ce qu'on voit par tes yeux cause assez d'embarras
- Sans voir encore par eux ce que l'on ne voit pas !
- Procris s'était cachée en la même retraite
- Qu'un fan de biche avait pour demeure secrète.
- Il en sort ; et le bruit trompe aussitôt l'Epoux.
- Céphale prend le dard toujours sûr de ses coups,
- Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse :
- Malheureux assassin d'une si chère Epouse !
- Un cri lui fait d'abord soupçonner quelque erreur ;
- Il accourt, voit sa faute ; et, tout plein de fureur,
- Du même javelot il veut s'ôter la vie.
- L'Aurore et les Destins arrêtent cette envie ;
- Cet office lui fut plus cruel qu'indulgent :
- L'infortuné Mari sans cesse s'affligeant
- Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
- Si la déesse enfin, pour terminer ses peines,
- N'eût obtenu du Sort que l'on tranchât ses jours :
- Triste fin d'un hymen bien divers en son cours !
- Fuyons ce nœud, mes sœurs, je ne puis trop le dire :
- Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
- S'il ne nous est permis d'aimer que sous ses lois,
- N'aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
- Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,
- A revoir leur travail se montrent empressées.
- Clymène, en un tissu riche, pénible et grand,
- Avait presque achevé le fameux différend
- D'entre le dieu des eaux et Pallas la savante.
- On voyait en lointain une ville naissante ;
- L'honneur de la nommer, entre eux deux contesté,
- Dépendait du présent de chaque déité.
- Neptune fit le sien d'un symbole de guerre :
- Un coup de son trident fit sortir de la terre
- Un animal fougueux, un Coursier plein d'ardeur :
- Chacun de ce présent admirait la grandeur.
- Minerve l'effaça, donnant à la contrée
- L'Olivier, qui de paix est la marque assurée.
- Elle emporta le prix, et nomma la cité :
- Athène offrit ses vœux à cette déité ;
- Pour les lui présenter on choisit cent pucelles,
- Toutes sachant broder, aussi sages que belles.
- Les premières portaient force présents divers ;
- Tout le reste entourait la déesse aux yeux pers;
- Avec un doux souris elle acceptait l'hommage.
- Clymène ayant enfin reployé son ouvrage,
- La jeune Iris commence en ces mots son récit :
- «Rarement pour les pleurs mon talent réussit ;
- Je suivrai toutefois la matière imposée.
- Télamon pour Cloris avait l'âme embrasée,
- Cloris pour Télamon brûlait de son côté.
- La naissance, l'esprit, les grâces, la beauté,
- Tout se trouvait en eux, hormis ce que les hommes
- Font marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes :
- Ce sont les biens, c'est l'or, mérite universel.
- Ces Amants, quoique épris d'un désir mutuel,
- N'osaient au blond Hymen sacrifier encore,
- Faute de ce métal que tout le monde adore.
- Amour s'en passerait ; l'autre état ne le peut :
- Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
- Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
- Fut par le jeune Amant d'une autre erreur suivie.
- Le Démon des Combats vint troubler l'Univers :
- Un Pays contesté par des Peuples divers
- Engagea Télamon dans un dur exercice ;
- Il quitta pour un temps l'amoureuse milice.
- Cloris y consentit, mais non pas sans douleur :
- Il voulut mériter son estime et son cœur.
- Pendant que ses exploits terminent la querelle,
- Un parent de Cloris meurt, et laisse à la belle
- D'amples possessions et d'immenses trésors.
- Il habitait les lieux où Mars régnait alors.
- La belle s'y transporte ; et partout révérée,
- Partout des deux partis Cloris considérée,
- Voit de ses propres yeux les champs où Télamon
- Venait de consacrer un trophée à son nom.
- Lui de sa part accourt ; et, tout couvert de gloire,
- Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.
- Leur rencontre se fit non loin de l'élément
- Qui doit être évité de tout heureux amant.
- Dès ce jour l'âge d'or les eût joints sans mystère ;
- L'âge de fer en tout a coutume d'en faire.
- Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
- Qu'au sein de sa patrie, et de l'aveu des siens.
- Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
- Ils commettent aux flots cette douce espérance.
- Zéphyre les suivait quand, presque en arrivant,
- Un pirate survient, prend le dessus du vent,
- Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,
- Télamon jusqu'au bout porte la résistance :
- Après un long combat son parti fut défait,
- Lui pris ; et ses efforts n'eurent pour tout effet
- Qu'un esclavage indigne. O dieux ! qui l'eût pu croire ?
- Le sort, sans respecter ni son sang ni sa gloire,
- Ni son bonheur prochain, ni les vœux de Cloris,
- Le fit être forçat aussitôt qu'il fut pris.
- « Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
- Un célèbre Marchand l'achète du Corsaire :
- Il l'emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,
- Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.
- L'Epouse du Marchand la voit avec tendresse.
- Ils en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.
- Chacun veut cet hymen : Cloris à leurs désirs
- Répondait seulement par de profonds soupirs.
- Damon, c'était ce fils, lui tient ce doux langage :
- « Vous soupirez toujours, toujours votre visage
- « Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
- « Qu'avez-vous ? vos beaux yeux verraient-ils à regret
- « Ce que peuvent leurs traits et l'excès de ma flamme ?
- « Rien ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme :
- « Cloris, c'est moi qui suis l'esclave, et non pas vous.
- « Ces lieux, à votre gré, n'ont-ils rien d'assez doux ?
- « Parlez ; nous sommes prêts à changer de demeure :
- « Mes parents m'ont promis de partir tout à l'heure.
- « Regrettez-vous les biens que vous avez perdus ?
- « Tout le nôtre est à vous ; ne le dédaignez plus.
- « J'en sais qui l'agréeraient ; j'ai su plaire à plus d'une ;
- « Pour vous, vous méritez toute une autre fortune.
- « Quelle que soit la nôtre, usez-en ; vous voyez
- « Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds. »
- Ainsi parle Damon ; et Cloris tout en larmes
- Lui répond en ces mots, accompagnés de charmes :
- « Vos moindres qualités, et cet heureux séjour
- « Même aux filles des dieux donneraient de l'amour ;
- « Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
- « Voit l'offre de ces biens d'une âme dédaigneuse.
- « Je sais quel est leur prix : mais de les accepter,
- « Je ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter ;
- « Ce qui me le défend, ce n'est point l'esclavage :
- « Si toujours la naissance éleva mon courage,
- « Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
- « Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis ;
- « Je puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)
- « Qu'un autre a sur mon cœur conservé son empire.
- « Je chéris un Amant, ou mort, ou dans les fers ;
- « Je prétends le chérir encor dans les enfers.
- « Pourriez-vous estimer le cœur d'une inconstante ?
- « Je ne suis déjà plus aimable ni charmante ;
- « Cloris n'a plus ces traits que l'on trouvait si doux,
- « Et doublement esclave est indigne de vous.
- « Touché de ce discours, Damon prend congé d'elle.
- « Fuyons, dit-il en soi; j'oublierai cette Belle :
- « Tout passe, et même un jour ses larmes passeront :
- « Voyons ce que l'absence et le temps produiront. »
- A ces mots il s'embarque ; et, quittant le rivage,
- Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
- Trouve des malheureux de leurs fers échappés,
- Et sur le bord d'un bois à chasser occupés.
- Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
- Aux regards de Damon il se présente à peine,
- Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
- Fait qu'à l'abord Damon admire son destin ;
- Puis le plaint, puis l'emmène, et puis lui dit sa flamme.
- D'une Esclave, dit-il, je n'ai pu toucher l'âme :
- «Elle chérit un mort ! Un mort ! ce qui n'est plus
- «L'emporte dans son cœur ! mes vœux sont superflus. »
- Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
- Télamon dans son âme admire l'aventure,
- Dissimule, et se laisse emmener au séjour
- Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
- Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,
- Nulle peine pour lui n'était vile et commune.
- On apprend leur retour et leur débarquement ;
- Cloris, se présentant à l'un et l'autre Amant,
- Reconnaît Télamon sous un faix qui l'accable.
- Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;
- Un œil indifférent à le voir eût erré,
- Tant la peine et l'amour l'avaient défiguré !
- Le fardeau qu'il portait ne fut qu'un vain obstacle,
- Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle :
- Elle perd tous ses sens et de honte et d'amour
- Télamon, d'autre part, tombe presque à son tour.
- On demande à Cloris la cause de sa peine :
- Elle la dit ; ce fut sans s'attirer de haine.
- Son récit ingénu redoubla la pitié
- Dans des cœurs prévenus d'une juste amitié.
- Damon dit que son zèle avait changé de face :
- On le crut. Cependant, quoi qu'on dise et qu'on fasse,
- D'un triomphe si doux l'honneur et le plaisir
- Ne se perd qu'en laissant des restes de désir.
- On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
- A sceller de l'Hymen une union si belle ;
- Et, par un sentiment à qui rien n'est égal,
- Il pria ses parents de doter son rival :
- Il l'obtint, renonçant dès lors à l'Hyménée.
- Le soir étant venu de l'heureuse journée,
- Les noces se faisaient à l'ombre d'un ormeau ;
- L'enfant d'un voisin vit s'y percher un corbeau :
- Il fait partir de l'arc une flèche maudite,
- Perce les deux époux d'une atteinte subite.
- Cloris mourut du coup, non sans que son Amant
- Attirât ses regards en ce dernier moment.
- Il s'écrie, en voyant finir ses destinées :
- «Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années !
- «Dieux, qui l'avez voulu, ne suffisait-il pas
- «Que la haine du Sort avançât mon trépas ? »
- En achevant ces mots, il acheva de vivre :
- Son amour, non le coup, l'obligea de la suivre :
- Blessé légèrement, il passa chez les morts :
- Le Styx vit nos Epoux accourir sur ses bords.
- Même accident finit leurs précieuses trames ;
- Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
- Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
- Que chacun d'eux devint statue et marbre dur :
- Le couple infortuné face à face repose.
- Je ne garantis point cette métamorphose :
- On en doute. - On la croit plus que vous ne pensez,
- Dit Clymène ; et, cherchant dans les siècles passés
- Quelque exemple d'amour et de vertu parfaite,
- Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.
- J'admirai, je plaignis ces Amants malheureux :
- On les allait unir ; tout concourait pour eux ;
- Ils touchaient au moment ; l'attente en était sûre :
- Hélas ! il n'en est point de telle en la nature ;
- Sur le point de jouir tout s'enfuit de nos mains :
- Les Dieux se font un jeu de l'espoir des humains.
- — Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
- La Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;
- Et nous avons passé tout ce temps en récits
- Capables d'affliger les moins sombres esprits :
- Effaçons, s'il se peut, leur image funeste.
- Je prétends de ce jour mieux employer le reste,
- Et dire un changement, non de corps, mais de cœur.
- Le miracle en est grand ; Amour en fut l'auteur :
- Il en fait tous les jours de diverse manière ;
- Je changerai de style en changeant de matière.
- «Zoon plaisait aux yeux ; mais ce n'est pas assez :
- Son peu d'esprit, son humeur sombre,
- Rendaient ces talents mal placés.
- Il fuyait les cités, il ne cherchait que l'ombre,
- Vivait parmi les bois, concitoyen des ours.
- Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
- Nous avons condamné l'amour, m'allez-vous dire :
- J'en blâme en nous l'excès ; mais je n'approuve pas
- Qu'insensible aux plus doux appas
- Jamais un homme ne soupire.
- Hé quoi ! ce long repos est-il d'un si grand prix ?
- Les morts sont donc heureux ? Ce n'est pas mon avis :
- Je veux des passions ; et si l'état le pire
- Est le néant, je ne sais point
- De néant plus complet qu'un cœur froid à ce point.
- Zoon n'aimant donc rien, ne s'aimant pas lui-même,
- Vit Iole endormie, et le voilà frappé :
- Voilà son cœur développé.
- Amour, par son savoir suprême,
- Ne l'eut pas fait amant, qu'il en fit un héros.
- Zoon rend grâce au Dieu qui troublait son repos :
- Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
- A la fin Iole s'éveille ;
- Surprise et dans l'étonnement,
- Elle veut fuir, mais son Amant
- L'arrête, et lui tient ce langage :
- «Rare et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous ?
- «Je ne suis plus celui qu'on trouvait si sauvage :
- «C'est l'effet de vos traits, aussi puissants que doux ;
- «Ils m'ont l'âme et l'esprit et la raison donnée.
- «Souffrez que, vivant sous vos lois,
- «J'emploie à vous servir des biens que je vous dois. »
- Iole, à ce discours encor plus étonnée,
- Rougit, et sans répondre elle court au hameau,
- Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
- Ses compagnes d'abord s'assemblent autour d'elle :
- Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.
- Je ne vous dirai point, mes sœurs, tout ce qu'il fit,
- Ni ses soins pour plaire à la belle :
- Leur hymen se conclut. Un Satrape voisin,
- Le propre jour de cette fête,
- Enlève à Zoon sa conquête :
- On ne soupçonnait point qu'il eût un tel dessein.
- Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
- Poursuit le ravisseur, et le joint et l'engage
- En un combat de main à main.
- Iole en est le prix aussi bien que le juge.
- Le Satrape, vaincu, trouve encor du refuge
- En la bonté de son rival.
- Hélas ! cette bonté lui devint inutile ;
- Il mourut du regret de cet hymen fatal :
- Aux plus infortunés la tombe sert d'asile.
- Il prit pour héritière, en finissant ses jours,
- Iole, qui mouilla de pleurs son mausolée.
- Que sert-il d'être plaint quand l'âme est envolée ?
- Ce satrape eût mieux fait d'oublier ses amours. »
- La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;
- Et ses sœurs avouaient qu'un chemin à la gloire,
- C'est l'amour : on fait tout pour se voir estimé ;
- Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?
- Quel charme de s'ouïr louer par une bouche
- Qui même sans s'ouvrir nous enchante et nous touche
- Ainsi disaient ces sœurs. Un orage soudain
- Jette un secret remords dans leur profane sein.
- Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortège :
- «Où sont, dit-il, ces sœurs à la main sacrilège ?
- Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
- Opposer son AEgide à ma juste fureur :
- Rien ne m'empêchera de punir leur offense.
- Voyez : et qu'on se rie après de ma puissance ! »
- Il n'eut pas dit, qu'on vit trois monstres au plancher,
- Ailés, noirs et velus, en un coin s'attacher.
- On cherche les trois Sœurs ; on n'en voit nulle trace :
- Leurs métiers sont brisés ; on élève en leur place
- Une Chapelle au Dieu, père du vrai Nectar.
- Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
- Au destin de ces Sœurs par elle protégées ;
- Quand quelque dieu, voyant ses bontés négligées,
- Nous fait sentir son ire, un autre n'y peut rien :
- L'Olympe s'entretient en paix par ce moyen.
- Profitons, s'il se peut, d'un si fameux exemple :
- Chômons : c'est faire assez qu'aller de Temple en Temple
- Rendre à chaque immortel les vœux qui lui sont dus :
- Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus. »
Livre XII, Fable XXVIII
|