Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans une erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses
yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames:
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des
galands,
Miroirs aux ceintures des
femmes.
Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux
écartés :
Il s'y voit, il se fâche, et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais quoi? le canal est
si beau
Qu'il ne le quitte
qu'avec peine.
On voit bien où
je veux venir.
Je parle à tous; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plait d'entretenir.
Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.
Livre I, Fable XI
1 - Ce texte n'est pas une fable.
Il s'adresse au Duc de
la Rochefoucauld, ami de La Fontaine,
dont les Maximes avaient paru en
1665, trois ans plus tôt.
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